« Le fait de travailler sur le XXème siècle impose à l’historien de cette période de prendre en considération le cinéma [...] Il est impossible d’éluder [ce] phénomène fondamental de la vie des sociétés contemporaines, et, par sa seule existence et la place qu’il occupe au XXèmes., il fait partie de l’étude du champ historique« [1]. De fait, le cinéma, est un passage quasi obligé pour l’étude du XXème siècle. Il fait du document filmique un document irremplaçable sur la société : ses mythes, ses valeurs, ses problèmes.
Le cinéma apparaît tout à la fois comme le miroir de la société [2]: il la reflète, il la met en scène, il en livre une représentation.
Miroir, mais aussi éponge de la société : il s’en imprègne et il n’est finalement que le produit des représentations sociales, des luttes, des rapports sociaux en cours. A l’enseignant d’histoire la tâche de les (faire) révéler.[3]
Le film : une source de l’histoire
- Il est nécessaire de traiter le film comme une source de l’Histoire, qu’elle soit complémentaire, partielle ou exclusive.
Le film doit être en effet envisagé comme une source, parmi d’autres, intégrée dans la démonstration historique. Le film est un document d’histoire, au même titre qu’une affiche, qu’un discours, qu’un article de presse, qu’une photographie. - Cette source apporte deux types d’informations :
- des informations en plein : ce que je vois. Elles ont alors pour vertu de confirmer, d’authentifier ou d’attester. Par exemple, pour les manifestations de rues, l’image nous renseigne sur les postures, sur les pancartes et leur message, sur la part des sexes ou des couches sociales dans la manifestation etc…[4] Dans les actualités, même à travers le prisme –ou l’auto-censure, voire la censure- des autorités, au-delà même de l’idéologie que peuvent véhiculer les images, il n’en reste pas moins qu’elles permettent d’identifier les acteurs en jeu, de témoigner sur tel ou tel fait, tel ou tel événement.
- des informations en creux : ce que je ne vois pas…. mais que le cadrage, la lumière, un fondu… peuvent révéler : « ce qui n’a pas eu lieu (et aussi pourquoi pas ce qui a eu lieu), les croyances, les sentiments, l’imaginaire de l’Homme, c’est autant l’Histoire que l’Histoire »[5] .
Ainsi en creux, il existe souvent des décalages entre la réalité vécue au quotidien et sa traduction à l’image. Trois exemples semblentparticulièrement probants :- sur un film, le cas peut-être le plus célèbre est celui des fondus enchaînés du Juif Süss, de Veit Harlan (1940)[6]
- sur une année d’actualités filmées en Allemagne : aucun sujet, en 1932, sur la montée du nazisme n’est diffusé dans les actualités cinématographiques (Wochenschau, littéralement, « spectacle de la semaine »). L’idéologie nazie n’y est pas moins présente sous d’autres formes. Non qu’elle soit explicitement filmée, mais du moins apparaît-elle comme par analogie ou par écho à travers des sujets traitant du folklore, de la nostalgie de l’armée, de l’effacement du rôle des femmes dans les prises de décision, du respect des autorités… Bref, autant de bouts de pellicule figurant d’une certaine manière une image de l’ Allemagne éternelle…
- sur la production d’œuvre filmées entre 1940 et 1944 en France : aucune fiction antisémite de création française n’est tournée. Peut-on pour autant affirmer que Vichy n’est pas antisémite ?…
Pour traiter le film comme une source de la démonstration historique -et donc comme n’importe quelle autre source!-, il est impérieux de :
1) Identifier les tenants et aboutissants du message :
Le cinéma quelle que soit sa forme (actualité, fiction documentaire, dessin animé…) est un moyen technique de conditionnement des foules.
Se poser un certain nombre de questions évite de tomber dans le piège d’une lecture au premier degré :
- qui est à l’origine du film (commanditaire ? commande ? destinataire ?)
- qui en assure la diffusion (production ? distribution ?)
- quel est l’impact auprès du public ? (contemporain ? ultérieur ?)
2) Confronter le film avec les autres sources de l’époque
C’est souvent sur ce principe que se fondent nos cours. Il s’agit ici de mettre en relation, de confronter l’extrait filmique avec d’autres matériaux de l’Histoire, écrits ou iconographiques, afin d’en faire mieux apparaître son originalité ou sa représentativité.
3) Réaliser la critique du document
Il faut que soit présent à l’esprit que le cinéma :
- est un discours idéologique car la plupart du temps contrôlé par les forces dominantes (politiques, religieuses, économiques…) donc masquant et/ou travestissant la réalité
- est le réceptacle en même temps que le diffuseur des représentations, des fantasmes, des tabous d’une époque (Il en va ainsi de La Grande Illusion à Independance Day)[7]
Le film : un discours sur la réalité et non la réalité
Dès les premières « actualités » Méliès, la caméra n’enregistre et le cinéma ne diffuse qu’une reconstitution des faits … en réalité fiction inspirée et censée évoquer l’Histoire…
Quel que soit le mode utilisé (documentaire, fiction, actualités…) il existe une intention, une idéologie, une interaction avec un message.
Pour preuves, parmi beaucoup d’autres :
- la mise en place et le fonctionnement de la censure[8], et la tentative quasi-permanente de contrôledes medias, dans les régimes démocratiques, tout autant que dans les régimes liberticides[9]
- la mise sous contrôle de forces dominantes de toutes sortes, notamment l’Eglise[10] . Le 29 juin 1936 Pie XI dédie son encyclique pontificale « Vigilanti cura » aux « spectacles cinématographiques », justifiant son intervention par « les tristes progrès de l’art et de l’industrie cinématographiques dans la divulgation du péché et du vice »[11]. Le pape encourage les instances de l’Eglise catholique à contrôler les œuvres cinématographiques et leur diffusion, parfaitement conscient de pouvoir, en amont et à terme, peser sur les choix de production: « il est absolument nécessaire que dans chaque pays les évêques instituent un bureau permanent de contrôle, dans le but de promouvoir les films honnêtes, de classer tous les autres selon les catégories indiquées ci-dessus et d’en faire parvenir les jugements aux prêtres et aux fidèles […]. De plus, ce bureau s’occupera de l’organisation des cinémas existant auprès des paroisses ou au siège des organisations catholiques, de telle manière que ceux-ci ne programment que des films approuvés. De fait, grâce à la discipline ordonnée de telles salles, qui pour l’industrie représentent souvent de bons clients, on pourra également exiger que l’industrie produise des films pleinement en accord avec nos principes (…).[12] »
Enfin, l’analyse minutieuse du montage, de la bande son et de la bande image sont extrêmement précieux. Leur assemblage crée de l’émotion, du sens et contribue à former les représentations et les mythes d’une société, à nous révéler son non-conscient collectif.
Dans cette perspective, le cinéma est bien un « agent de l’Histoire » car il contribue parfois très activement à la formation de ces représentations. Dès 1929, Vanzetti ne s’y trompait pas : en évoquant le formidable pouvoir du cinéma, il dénonçait ces « idylles qui déforment la vérité et les réalités de la vie, qui cultivent et embellissent toutes les émotions morbides, toutes les confusions, toutes les ignorances, tous les préjugés, toutes les horreurs, et qui, volontairement et avec habileté, pervertissent les cœurs et, plus encore, les esprits »[13] L’intervention des représentations dans l’histoire des sociétés est donc loin d’être anecdotique : « le sentiment qu’éprouvent les individus et les groupes de leurs positions respectives et les conduites que dictent ces sentiments, ne sont pas immédiatement déterminées par la réalité de leur condition économique mais par l’image qu’ils s’en font, laquelle n’est jamais fidèle mais toujours infléchie par le jeu d’un ensemble complexe de représentations mentales »[14]Ainsi le cinéma contribue-t-il, en quelque sorte, à l’invention d’un réel imaginaire.
[1] Serge Berstein, « Points de vue sur les rapports de l’Histoire et du cinéma », dans Cinéma et Histoire. Histoire du cinéma, Cahiers de la cinémathèque n° 35-36, 1982, p 12
[2]cf Catherine Gaston-Mathé, La société française au miroir de son cinéma : de la débâcle à la décolonisation, Seuil, panoramiques, 1996, 361 p ou La société française au miroir de son cinéma, Le Cerf, 2001, 366 p
[3] Sur les rapports entre cinéma et histoire, cet article ne se terminera pas par une bibliographie : les notes renvoient largement aux ouvrages consultés.
Sur les rapports plus spécifiques entre image et propagande, on peut lire avec profit les ouvrages essentiels de Laurent Gervereau, Les images qui mentent. Histoire du visuel au XXème siècle, Seuil, 2000, 456p, et Un siècle de manipulation par l’image, Somogy/BDIC, 2000, 143 p. ainsi que le livre de Fabrice d’Almeida, Images et propagande, Casterman/Giunti, coll XXème siècle, 1995, 191 p
Pour une utilisation pratique et pédagogique, en classe,le CD-romUn siècle de propagande par l’image. Le XXème siècle, livret 64 p, Eduscope/Nathan, 2008 et le DVDCinéma et propagande. Les régimes totalitaires de l’Entre-Deux-Guerres, livret d’accompagnement 32 p, Eduscope/Nathan, 2005 offrent d’utiles ressources.
[4]cf les travaux récents de Danièle Tartakowski, en particulier sa thèse, Les manifestations de rue en France 1918-1968, Publications de la Sorbonne, 1997, 869 p
[5] Marc Ferro, Le film, une contre analyse de la société, AESC, 1973/1, p 114
[6]cf François Garçon, « Cinéma et histoire : les trois discours du Juif Süss », AESC, juillet-août 1979, p 694-720 et Marc Ferro, « Les fondus enchaînés du Juif Süss », Cinéma et histoire, Folio/histoire, édition 1993, p 159-161
[7]cf Anne-Marie Bidaud, Hollywood et le rêve américain : cinéma et idéologie, Masson, 1997, 248 p
[8]cf Jean-Luc DOUIN, Dictionnaire de la censure au cinéma, PUF, collection Perspectives critiques, 2000, 720 p ou encore, pour l’exemple soviétique Natacha Laurent, L’œil du Kremlin. Cinéma et censure en URSS sous Staline, Privat, Bibliothèque historique, 2000, 282 p
[9]cf Catherine Bertho-Lavenir, La démocratie et les medias au XXème siècle, Armand Colin, 2000, 284 p
[10]cfUne invention du diable ? Cinéma des premiers temps et religion, ssdir R. Cosenday, A. Gaudreault et T. Gunning, Payot/Presses de l’Université de Laval, 1992
[11] Cité par Lorenzo Quaglietti, « Economie et politique dans le cinéma italien (1927-1944) », dans Le cinéma italien, de la prise de Rome (1905) à Rome, ville ouverte (1945), ssdir Aldo Bernardini et J.A. Gili, Centre Georges Pompidou, 1986, p 137-155
[12] Souligné par nous
[13]The letters of Sacco and Vanzetti, Londres, 1929, cité dans – Jay Leyda, Kino.Histoire du cinéma russe et soviétique, L’Age d’Homme, 1976, p 63
[14] Georges Duby, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, cité par Jacques Bonnet, Le mental et le fonctionnent des sociétés, dans Georges Duby, L’ARC n° 72, 1990, p 3