Kirk Douglas, « un soit-disant ami de la France » ?

K Douglas déc 1957

Kirk Douglas, décembre 1957

Romain Gary déc 1956

Romain Gary, décembre 1956

Du rôle des émotions en histoire[1]. Qui sait ou se souvient[2] que Romain Gary est à l’origine de la censure française du quatrième long-métrage de Stanley Kubrick, Paths of glory(Les sentiers de la gloire) qu’il tourne en 1957 alors qu’il n’a que 28 ans ?

Romain Gary, alors consul général de France à Los Angeles[3], sort « indigné » du film, qui, après avoir été présenté à New York en décembre 1957, est projeté devant un parterre d’officiels, de journalistes et de critiques californiens et, en janvier 1958 dans la ville hollywoodienne.

Le 8 janvier 1958 donc, Romain Gary, titulaire du Prix Goncourt en 1956, envoie sa septième missive de l’année à son « Excellence l’ambassadeur de France aux Etats-Unis« , à Washington, Hervé Alphand[4], grand commis de l’Etat et résistant de la première heure, comme lui.

Son objet ? « Film insultant pour l’Armée française »

Film insultant«             Je sors indigné d’une présentation du film « Paths of glory » de mon ami Kirk Douglas, producteur et acteur principal.
             Ce film, inspiré par les mutineries dans l’Armée française au moment de l’offensive Nivelle au cours de la Première Guerre Mondiale décrit l’Armée française sous un jour que je ne saurais accepter et qui est particulièrement scandaleux venant de la part d’un soit-disant ami de la France, marié à une femme soit-disant française, ayant de très nombreux amis dans les milieux cinématographiques de notre pays.
           L’Armée française n’a pas besoin en ce moment de calomnies supplémentaires et gratuites. Je ne connais pas les détails des mutineries de 1917 et je laisse au juge plus compétent que moi de décider si l’offensive Nivelle avait vraiment pour seul motif la soif d’avancement d’un général commandant, et s’il est exact que nos soldats aient été fusillés non pour mutinerie, mais simplement par vengeance de leurs officiers.
          J’estime tout simplement que si les français faisaient un film pareil sur l’Armée américaine ou simplement sur le G.I. Girar (sic)[5] au Japon, ce serait un beau scandale. »[6]

Une copie de ce courrier diplomatique est transmise à la Direction Amérique du Quai d’Orsay, une autre au cabinet du Ministre des affaires étrangères français, Christian Pineau.

L’affaire aurait pu s’arrêter là : un critique cinématographique de circonstance fait part de sa colère et son désarroi sur des faits qu’il ignore… En effet, le film de KUBRICK n’évoque à aucun moment « les mutineries » liées à « l’offensive Nivelle« , mais les fusillés pour l’exemple des années 1914-1916. La simple lecture du Hollywood Reporter en date du 18 novembre 1957 explique bien que le film est adapté du roman éponyme d’Humphrey Cobb, publié en 1935, lui-même inspiré par l’affaire des caporaux de Souain, qu’il cite…

Mais la France est alors en pleine guerre d’Algérie, l’émotion individuelle de Romain Gary, guidée par l’actualité très forte dans la presse américaine sur les exactions de l’armée française en Afrique du Nord, est rejointe par une émotion collective -fortement guidée- en Belgique où le film est programmé le 21 février 1958.

La machine diplomatique du Quai d’Orsay se met alors en branle pour tenter, partout où elle le peut dans le monde, d’intercepter ou de faire interdire la diffusion du film de Kubrick interprété par Kirk Douglas, Les sentiers de la gloire.



[1] Cf Robert Frank, « Emotions mondiales, internationales et transnationales, 1822-1932 », Monde(s), 2012/1, p 47-70

[2] La première mention de cette histoire est révélée par Laurent Véray dans « Le cinéma américain constitue-t-il une menace pour l’identité nationale française ? Le cas exemplaire des Sentiers de la gloire », in Martin Barnier et Raphaëlle Moine (dir), France/Hollywood, échanges cinématographiques et identités nationales, Paris, L’Harmattan, 2002, p 175-199

[3] La carrière diplomatique de Romain Gary a démarré en 1945, occupant successivement les postes de premier secrétaire à Sofia, Berne, à la mission permanente de la France auprès de l’ONU à New York, puis à Londres, il est ensuite promu consul général à Los Angeles en janvier 1956.
cf Annuaire diplomatique et consulaire de la République française pour 1959-1960, Imprimerie nationale, Tome LX, Paris, 1960, p 589 et Kerwin Spire, « Romain Gary, écrivain diplomate », Laurence Badel, Gilles Ferragu, Stanislas Jeannesson, Renaud Meltz, Écrivains et diplomates. L’invention d’une tradition XIXe-XXe siècles, Paris, Armand Colin, 2012, p 363-377

[4] De la même génération que Gary, les deux hommes ont travaillé de concert dès 1955 dans le cadre de la mission permanente de la France auprès de l’ONU à New York et se vouent un grand respect mutuel (Annuaire diplomatique op. cit. p 451)

[5] Il s’agit en fait du G.I. Girard. Le Monde du 27 août 1957 rapporte l’histoire de ce soldat américain qui a tué en janvier, une femme japonaise qui ramassait des douilles lors d’un exercice militaire. L’affaire avait fait grand bruit au japon, qui parlait de meurtre, alors que les autorités américaines plaidaient pour l’accident. S’en suivit un imbroglio diplomatico-juridique. Elle est aussi rapportée par l’édition du 7 octobre 1957 du magazine Time, lui donnant un écho national aux États-Unis. On peut lire avec profit les pages que consacre Stephen G Craft à l’affaire dans American justice in Taiwan. The 1957 riots and cold war foreign policy, The University Press of Kentecky, 2016, p 150-163.
Cette affaire n’a évidemment pas la portée de ce croit être le sujet du film de Kubrick pour Romain Gary, « les mutineries de 1917 »… On peut légitimement s’interroger sur la mauvaise foi de l’écrivain-diplomate.

[6] Archives du Ministère des Affaires étrangères, Amérique 1952-1963, Etats-Unis, 91 QQ 354

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