Posté le 4 juin 2014 par Patrick MOUGENET
A l’autre bout de la chaîne, le contenu des actualités, comme celui de la séance cinématographique, est décidé par les autorités en fonction d’objectifs souvent clairs et explicités, mais mouvants en fonction du contexte des événements.
Si, chaque mercredi depuis la fin des années 1920, Mussolini vérifie dans sa salle de projection personnelle de la Villa Torlonia le contenu des actualités filmées, ces dernières se révèlent bien peu mobilisatrice pendant la seconde guerre mondiale[1]. A l’exception de quelques batailles concernant la guerre navale ou aérienne et dont l’objet est la glorification de la flotte italienne et le prestige de l’aviation militaire, les bandes d’actualités sont des reprises des bandes allemandes. Et c’est surtout la vie quotidienne qui est mise en avant et qui domine la plupart des sujets : manifestations sportives, fêtes locales…. En cela, elles sont bien complémentaires de la propagande indirecte voulue par le patron du cinéma italien des années 1930, Luigi Freddi : la production des films de fiction doit être dominée par le genre des « téléphones blancs », ces films d’évasion, comédies sentimentales et autres mélodrames qui occultent les réalités. Le fascisme utilise le cinéma de façon tactile, intuitive et passionnelle, à l’image du Duce. L’encadrement des esprits prévaut dans la modélisation d’un imaginaire plutôt contemplatif : la séance cinématographique est enfermée dans une dialectique qui mène les Italiens d’un passé toujours glorieux à un présent souhaité comme tel.
Hitler et Goebbels, quant à eux, utilisent le cinéma de façon plus rationnelle, quasi scientifique avec des objectifs quantifiables. La dialectique nazie est résolument tournée vers l’avenir. Instrument d’esthétisation et d’intégration politique, le cinéma créé un réel imaginaire qui doit susciter chez le spectateur un passage à l’acte[2]. Le ministre de l’Information et de la Propagande est le grand ordonnateur et concepteur des actualités cinématographiques pendant la guerre. Il officie de telle sorte que chaque sujet soit « conçu comme un vrai film, avec une construction dramatique qui saisisse le spectateur »[3].
Dans la France de Vichy, dès la reprise de la projection du Journal-France-Actualités-Pathé-Gaumont en octobre 1940, l’objectif est de réconcilier, de rassembler et de souder les Français autour du Maréchal Pétain. La rubrique consacrée à ses Voyages dans la zone non occupée a pour but de matérialiser ce lien exclusif entre deux acteurs qui invariablement apparaissent à l’image : la foule, le Maréchal[4]. A partir de 1943 toutefois, dans le journal unique désormais diffusé sur l’ensemble du territoire, France-Actualités, l’esprit qui préside à la fabrication de la presse filmée est résolument pro-allemand. Henri Clerc, responsable de la politique éditoriale, donne le ton, à l’occasion de l’assemblée générale du Journal le 17 juin :
« Aux époques tragiques de l’Histoire, non seulement nationale mais mondiale, alors que sous toutes les latitudes, la société humaine est en proie aux convulsions annonciatrices d’un ordre nouveau, d’une civilisation nouvelle, il serait inadmissible qu’un journal filmé ne se préoccupât point de montrer les réalisations pouvant rendre possible le passage plein d’écueils d’un ordre à l’autre. »[5]
En URSS, des ordres précis de tournage sont formulés… pas toujours réalisables. « Davantage d’attaques de chars et blindés, de prisonniers allemands, de trophées, de matériel ennemi détruit »[6] sont des prises de vues peu aisées à filmer en 1941… La rubrique hebdomadaire la plus importante, « Reportage des fronts de la guerre patriotique », est rarement placée en tête du journal et n’excède pas plus de la moitié des actualités. Les morts vus à l’image sont toujours ennemis, comme les destructions qu’ils ont causées. Suivent les efforts de reconstruction et de prise en charge des populations par l’Armée Rouge. Lorsque l’arrière est évoqué, c’est pour montrer ses liens avec le front. La vision est au total « apaisante » et livre une image « claire et ordonnancée du réel, dont le chaos doit être exclu »[7].
Mais quel peut-être l’effet des exhortations à produire des actualités en faveur de l’effort de guerre ? Pierre Sorlin s’interroge sur l’application concrète de tant d’injonctions en URSS[8]. Car si le comité des questions cinématographiques de Moscou signale les sujets à traiter et ceux à éviter, procède à quelques censures de commentaires, il se préoccupe peu, au final, des plans comme de leur enchaînement… lesquels n’en sont pas moins porteurs d’idéologie.
[1] cf FERRO (Marc), « L’entrée en guerre : esprit public et cinéma », Questions sur la seconde guerre mondiale, Casterman / Giunti, 1993, p 12-33
[2] cf MOUGENET (Patrick), « Cinéma et propagandes totalitaires », L’Ena hors les murs, n°356, dossier « Politique et cinéma », novembre 2006, p 17-18
[3] FERRO (Marc), « Instrumentalisation. Cinéma d’histoire et manipulation », Dictionnaire mondial des images, ss dir GERVEREAU (Laurent), Nouveau Monde éditions, 2006, p 547-550
[4] cf PESCHANSKI (Denis), ROUSSO (Henry), DELAGE (Christian), Les Voyages du Maréchal, co-production CNRS Audiovisuel / INA / Centre Audiovisuel de Paris / Les Européens, 1990, cassette vidéo, 25 minutes
[5] Cité dans BERTIN-MAGHIT (Jean-Pierre), Le cinéma sous l’occupation. Le monde du cinéma français de 1940 à 1946, Olivier Orban, 1989, p 114
[6] Souvenirs du cinéaste soviétique Roman Karmen (1906-1978) : correspondant de guerre en 1936 en Espagne, puis opérateur sur le front russe, il filme la libération des camps de concentration (« Rjadom s soldatom », Iskusstvo Kino n° 3, 1971, cité dans POZNER (Valérie), « Les actualités soviétiques de la seconde guerre mondiale », Le cinéma « stalinien », questions d’histoire, ss dir LAURENT (Natacha), Presses universitaires du Mirail / Cinémathèque de Toulouse, 2003, p 125)
[7] POZNER (Valérie), « Les actualités soviétiques de la seconde guerre mondiale », op. cit. p 123-141
[8] SORLIN (Pierre), « Archives et actualités filmées de l’époque stalinienne », Théorème n°8, « Caméra politique. Cinéma et stalinisme », ss dir FEIGELSON (Kristian), Presses Sorbonne Nouvelle, 2005, p 289-295