« Poser un problème, c’est le commencement et la fin de toute histoire : pas de problèmes, pas d’histoire »[1]
Les angles d’approche pour utiliser les actualités filmées dans l’enseignement de l’histoire sont multiples mais non moins déterminants. Leur choix conditionne le questionnement approprié qui donne du sens aux actualités et qui, au delà de leur contenu explicite, contribue à faire émerger la représentation sous-jacente des préoccupations d’une époque.
Plusieurs démarches sont envisagées par les historiens pour questionner les actualités et les rendre intelligibles. Sigfried Kracauer, opte pour une analyse structurelle interne qui part de la vision des films et élabore une véritable grille de lecture et d’interprétation en distinguant et en croisant trois unités fondamentales : verbale (le commentaire), visuelle (l’image enregistrée par la caméra, un carton, une carte…) et sonore (effets de bruitage, musique, chansons…)[2]. Pour intégrer la presse filmée dans la démonstration historique, Hélène Puiseux préconise une méthode d’analyse externe plus large, susceptible de faire mieux émerger les informations en plein (ce que je vois à l’image) et les creux (ce que je ne vois pas ou que je n’entends pas) des représentations sociales. Un emboîtement de l’observation partant du plan, de chaque plan, à des séquences en reliant l’ensemble des sujets sur chaque semaine, chaque année ou sur une période considérée contribue à repérer la fréquence ou l’absence de certains thèmes. Comparer les extraits à d’autres sources, visuelles ou écrites. Faire intervenir l’époque de réception elle-même.
Ramené à la seconde guerre mondiale, on peut envisager plusieurs approches et procéder à plusieurs niveaux de lecture, l’un n’excluant pas l’autre.
Ainsi une lecture horizontale permet-elle de comparer les méthodes de propagande de plusieurs Etats, la façon différenciée de traiter un même événement. De quel traitement le 6 juin 1944 ou le 8 mai 1945 ont-ils pu faire l’objet : « libération » ou « invasion » ? « victoire » ou « défaite » ? La vision des vainqueurs, pour unanime qu’elle soit, est-elle uniforme dans les actualités américaines, polonaises, françaises, britanniques ou soviétiques ?. C’est la démarche qu’avait entreprise avec succès Marc Ferro dans l’émission Histoire parallèle diffusée pendant plusieurs années sur les chaînes de télévision FR3 puis Arte.
Une lecture verticale peut permettre de mettre en perspective les évolutions ou circonvolutions idéologiques d’un même type d’événement. Les Voyages du Maréchal Pétain, une vingtaine au total dans 52 villes visitées d’octobre 1940 à novembre 1942 en zone non occupée ont-ils la même fonction que ceux de nouveau entrepris à partir d’avril 1994 dans la zone Nord ? Quelles lignes de force retenir ? Quelle mises en scène dégager ? Quelles différences relever ?
La poignée de main de Montoire entre Philippe Pétain et Adolf Hitler le 24 octobre 1940 a-t-elle la même résonance historique selon qu’elle passe pour la première fois aux actualités allemandes le 30 octobre ? aux actualités françaises de zone nord le 13 novembre ? de zone sud le 11 décembre ? Quel contexte et quels objectifs prévalent à sa réutilisation lors de sa date anniversaire dans les Actualités mondiales en zone occupée, le 30 octobre 1941 ? Servent-elles plutôt Pétain ou plutôt Laval lorsque l’entrevue de Montoire est à nouveau rappelée par France-Actualités sur tout le territoire en 1943 ? De quelle épaisseur se nourrit la projection de la poignée de main par la Résistance dans France-Libre-Actualités en novembre 1944 ? Et en prolongement, quel peut être le poids de ces images dans la mémoire de l’événement répercuté jusqu’à nos jours ? N’ont-elles pas, en le fixant puis en le resservant ultérieurement, fabriqué ou sacralisé l’événement[3] ? « Si l’on veut soumettre ces traces cinématographiques à la question du statut de vérité dans un régime de connaissance, il s’agit moins de révéler la part d’illusion ou de manipulation qu’elles contiennent que d’en apprécier les modalités narratives »[4].
Il ne faut pas pour autant oublier que ces niveaux de lecture sont aussi conditionnés par le contexte de réception des images qui varie en fonction des temporalités spécifiques à chaque nation en guerre. Ainsi en Allemagne, la teneur des actualités change t-elle à partir de 1942 sous l’impulsion du Führer en personne qui souhaite évacuer les sujets sur la vie quotidienne, trop nombreux à son goût, pour accorder la place qui leur revient à des reportages sur la situation militaire vantant les efforts du peuple allemand. De même le contenu des bandes filmées varie sensiblement en URSS à partir de juin 1941 ou en Italie pendant la période troublée qui suit l’été 1943. Ou encore en France, selon que l’on est en zone Nord ou Sud, en août ou en novembre 1940, en août 1942 ou en août 1944 : l’orientation des actualités filmées alors très variable dépend pour partie des changements politiques.
Il ne faut pas oublier que le cinéma est un discours idéologique, la plupart du temps contrôlé par les forces dominantes en temps de paix (politiques, religieuses, économiques…), monopolistiques en temps de guerre, donc masquant et/ou travestissant la réalité. « Les images cachent autant qu’elles montrent. Force est de constater qu’elles ne sont pas fidèles au réel, mais seulement aux intentions de ceux qui les produisent »[5]. C’est pourquoi il faut prendre en compte, de leur conception à leur projection, les spécificités des actualités filmées dans la seconde guerre mondiale.
[1] FEBVRE (Lucien), Combats pour l’histoire, Armand Colin, 1953, 458 p
[2] Sa proposition d’analyse structurelle est suivie de nombreux exemples approfondis [KRACAUER (Sigfried), De Caliglari à Hitler. Une histoire psychologique du cinéma allemand, traduit de l’anglais par Claude B. Levenson, Lausanne, L’Age d’Homme, 1973, 412 p]
[3] cf L’événement. Images, représentation, mémoire, ss dir DELPORTE (Christian), DUPRAT (Annie), éditions Créaphis, 2003, 271 p
[4] DELAGE (Christian), GUIGUENO (Vincent), « Montoire, une mémoire en représentations », Vertigo n°16, « Le cinéma face à l’Histoire », 1997, p 45-57
[5] VERAY (Laurent), « Documentaire », Dictionnaire mondial des images, ss dir GERVEREAU (Laurent), Nouveau Monde éditions, 2006, p 301-306