Approche méthodologique d’une source de l’Histoire

Posté le 4 juin 2014 par Patrick MOUGENET

 

 « Il est courant d’entendre dire qu’on “peut faire dire n’importe quoi aux images”, et Chris Marker s’y est employé en s’amusant à donner à trois séquences-images un sens différent par l’utilisation successive de trois commentaires différents. Mais en est-il différemment des textes imprimés ? Avec les même documents, Gaxotte et Mathiez ont-ils écrit la même histoire de La Révolution française ? »

Marc Ferro[1]

 « Voilà que, d’un coup, les “Actualités”sont passées au premier plan des programmes. Voici que les directeurs de salles les annoncent à leurs portes en lettres énormes. Voilà que le public vient exprès pour les voir. Et voilà qu’il les applaudit, qu’il les commente et continue à en parler longtemps après les avoir vues !… C’est que de muettes, elles sont devenues sonores. C’est que, faîtes pour représenter l’image même de la vie, elles ont enfin trouvé ce qui leur manquait pour en traduire toutes les expressions »

Cet engouement du public pour les actualités cinématographiques rapporté avec un égal enthousiasme par Jean Loubignac, rédacteur en chef de Pathé-Journal, en 1930 dans La Revue du cinéma, ira sans discontinuer jusque dans les années 1960. Un lyrisme que n’ont toutefois pas toujours partagé les historiens. La prise en compte des images et plus particulièrement des images mobiles est en effet tardive, y compris, et peut-être surtout, chez les vingtiémistes[2]. Seul, Marc Ferro a longtemps fait figure de précurseur : son « point de vue consistait à faire non pas une lecture du film à partir de la société, mais une des lectures possibles de la société à partir du film »[3]. Pour Serge Berstein, il est impossible d’éluder le cinéma, considéré comme un « phénomène fondamental de la vie des sociétés contemporaines » : le simple fait de travailler sur le XXème siècle « impose à l’historien de cette période de [le] prendre en considération. Et par sa seule existence, et par la place qu’il tient (…) il fait partie du champ de l’étude historique »[4]. Laurent Véray va plus loin : les images d’archives permettent de penser notre relation au temps et de susciter un imaginaire historique : « onpeut même se demander, dans certains cas, s’il y aurait une conscience historique sans leur présence »[5]

A la fois miroir des sociétés en guerre –elle les reflète, les met en scène– et éponge –elle s’en imprègne car elle est le produit des représentations sociales, des luttes et des rapports idéologiques ou sociaux en cours– la presse filmée a fortement contribué à la formation des représentations de la guerre jouant un rôle souvent prépondérant dans la construction de l’imaginaire. L’image comme « matrice »[6] des représentations collectives est donc un « agent de l’Histoire »[7] une actrice dans l’histoire. Plus qu’un simple témoignage sur la tonalité d’une époque, en quoi les actualités de la seconde guerre mondiale peuvent-elles nous aider à comprendre les valeurs, les mythes des sociétés en guerre ? Quelle(s) représentation(s) livrent-elles de la guerre ? Révèlent-elles, comme aimait à le penser Gaston Bouthoul[8], les tensions qui traversaient les sociétés en temps de paix ? La situation inédite d’un système d’information aux mains du ministère de la propagande allemande à Berlin et des autorités militaires dans l’Europe occupée présente-t-elle pour autant une vision uniforme de la guerre ? Laisse-t-elle de la marge aux propagandes alliées, à celles de collaboration ? Diffère-t-elle par ses procédés cinématographiques des ressorts de la propagande soviétique ? Les actualités de la seconde guerre mondiale produisent-elles une information objective ou sont-elles les « premiers médias de la propagande »[9] des belligérants ? Et si la propagande « met en scène des systèmes de représentations [et] utilise des croyances dans le but de mobiliser les esprits et d’orienter les comportements », il est nécessaire de dépasser la connotation péjorative du terme qui dans le langage commun la rejette dans le domaine du faux et l’associe au mensonge et à la manipulation. Située « aux frontières du vrai et du faux », son analyse procède de l’examen de ce jeu de frontières : « ni tout à fait vraie, ni tout à fait fausse, ou à la fois vraie et fausse, mais à des niveaux différents »[10].

Document d’histoire, les actualités cinématographiques enrichissent la connaissance historique sans pour autant être « un accès simple et direct à l’histoire contemporaine »[11] : il faut au contraire dépasser « l’usage naïf »[12] qui peut en être fait, prendre en compte dans leur dimension cinématographique ce qui peut enrichir les connaissances historiques. Car si leur vocation « était de faire écho à l’immédiat » toutes sortes de contraintes de productions, d’impératifs idéologiques, de contextes nationaux particuliers l’ont « dirigé vers un autre sens, à l’opposé du simple événement. (…) On voit s’y mettre en place des représentations, un imaginaire, des modèles référentiels de la réalité politique et sociale, qui continuent d’alimenter notre système interprétatif de la réalité qui nous entoure »[13].

Les lignes qui suivent proposent une approche méthodologique et des pistes de réflexion, d’utilisation des images d’actualités filmées dans l’enseignement de l’histoire.

1) Considérer les images d’actualités comme n’importe quelle source de l’histoire
2) Procéder à plusieurs niveaux de lecture
3) Interroger le contexte de réception
4) Discerner les intentions et les contenus
5) Déceler les procédés filmiques mis en oeuvre
6) Interroger le contexte de production
7) Envisager le contexte de distribution et de diffusion
           * Exemple des journaux d’actualités projetés en France entre mai 1940 et août 1945

 


[1] FERRO (Marc), Analyse de film, analyse de sociétés, Hachette, Pédagogies de notre temps, 1975, p 32

[2] cf DELPORTE (Christian) et GACHET (Marie-Claire), « Les images dans l’enseignement de l’histoire », Apprendre l’histoire et la géographie à l’école, Scéren/CRDP Versailles, 2004, p 185-190

[3] LAGNY (Michèle), « Après la conquête, comment défricher ? », CinémAction n°65, « Cinéma et Histoire autour de Marc Ferro », 1992, p 29-36

[4] BERSTEIN (Serge), « Points de vue sur les rapports de l’histoire et du cinéma », Les cahiers de la cinémathèque, n°35-36 « Cinéma et Histoire. Histoire du cinéma », automne 1982, p 11-13

[5] VERAY (Laurent), « Archives. Le réemploi des images d’archives», Dictionnaire mondial des images, ss dir GERVEREAU (Laurent), Nouveau Monde éditions, 2006, p 68-71

[6] Les images de propagande plus particulièrement car « elles prennent la place de la réalité présente parce qu’elles exigent l’adéquation de la réalité future à l’image présente » [MICHAUD (Eric), « La construction de l’image comme matrice de l’histoire », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n°72, « Image et histoire », octobre-décembre 2001, p 41-52]

[7] FERRO (Marc), Cinéma et Histoire, Gallimard, Folio, 1993, p 19

[8] Père de la « polémologie », Gaston BOUTHOUL, dans ses nombreux ouvrages, a imposé la science de la guerre comme l’étude d’un « phénomène social » (cf une synthèse commode , La guerre, PUF, QSJ, 1953, nombreuses rééditions)

[9] Jean-Pierre BERTIN-MAGHIT à propos des journaux d’actualités dans la France occupée (Les documenteurs des années noires. Les documentaires de propagande. France 1940-1944, Nouveau Monde editions, 2004, 287 p)

[10] VAN YPERSELE (Laurence), « Propagandes de guerre et consentements des populations », Questions d’histoire contemporaine. Conflits, mémoires et identités, ss dir VAN YPERSELE (Laurence), PUF, 2006, p 169-189

[11] Comme le laisse entendre la présentation en quatrième de couverture de la série d’ouvrages Une autre histoire du XXème siècle. De l’actualité à l’Histoire , publiée en 10 volumes aux éditions Gallimard en 1999 (collection Découvertes). A partir des archives des actualités Gaumont, la saga propose de sélectionner « 350 documents parmi les plus marquants de chaque décennie ». Ce sont en réalité des arrêts sur image contextualisés qui évoquent l’histoire en marche, mais ne partent pas des images elles-mêmes, utilisées ici comme simples illustrations.

[12] DE LA BRETEQUE (François), « Les actualités filmées françaises », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n°50, 1996, p 137

[13] ibidem p 140

Pages
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Les "Actus"
Le dessin animé
Donald à l’assaut du nazisme
Le documentaire
"Prochainement sur cet écran"
L'Entracte
L’entracte : une approche du corps social par l’histoire culturelle
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L’apport des films de fiction à l’Histoire
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Approche méthodologique d'une source de l'Histoire
Opérer un rigoureux examen critique du matériau
Procéder à plusieurs niveaux de lecture
Interroger le contexte de réception
Discerner les intentions et les contenus
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Les actualités filmées dans l’Italie de Mussolini
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