Blanche Maupas, veuve du soldat Théophile Maupas, fusillé pour l’exemple le 17 mars 1915, s’adresse au Canard enchaîné après avoir lu l’article du Canard du 5 mars 1958 consacré aux Sentiers de la Gloire. Ce dernier, programmé depuis le 21 février aux Cinéma Variétés à Bruxelles et Pathé à Anvers est en effet retiré des écrans dans la capitale belge, après un accueil fort houleux.
Voici in-extenso sa lettre manuscrite de deux pages (forme et syntaxe respectées)
« Le 12-3-58
B. Maupas, 72 rue de M[…….], Avranches, Manche
À Mr l’Administrateur ‘’du Canard enchaîné’’
Je suis une survivante du drame
de Souain : 17 mars 1915. Et j’ai lu avec
l’émotion que vous devinez l’article du
5 mars de Donald Duck – ‘’Un grand film
que les Français n’auront pas le droit de
voir « Les Sentiers de la Gloire »’’[1].
Je voudrais dire à Stanley Kubrick à
R. Treno[2] et à vous-même ma poignante
gratitude qui est allée vers vous
car je suis la veuve de l’instituteur
Maupas, auteur de ‘’Le Fusillé’’ désormais
introuvable[3].
Seule d’abord après l’exécution des 4
Caporaux de Souain puis, bientôt
secondée par une phalange d’élites
au cœur généreux nous avons lutté
pendant plus de vingt ans pour faire
dire légalement : ‘’Réhabilités avec
le franc de dommages-intérêts’’
…/…
A la lecture de vos articles du Canard
du 5, j’ai instantanément formé le
projet : prendre l’avion, arriver à Anvers[4]
où le film a dû paraître et… parler…
cette sombre satisfaction m’a été refusée.
Le temps avec les années, qui n’a jamais
effacé en moi la vision d’un poteau
d’exécution, a fait d’une veuve de fusillé
‘’pour l’exemple’’ un vieillard malade
qui actuellement prend quelque repos
chez des amis dévoués.[5]
Car il en reste encore beaucoup
même de ceux qui se souviennent
et des jeunes aussi ! qui eussent frémi
d’indignation au rappel des horreurs
de guerre et eussent repris plus fermement
que jamais ‘’La paix ! la paix ’’
comment pourrais-je toucher l’auteur
du film ?[6]
Envoyez-moi le ‘’Canard’’ à partir de
la date du 5 mars – Montant de l’abonnement
6 mois par CCP – 1330-14- = 800 F
Gratitude et encouragements
BMaupas »
(Archives du Canard enchaîné)
[1] Le dossier de presse consacré au film par la BIFI (Cinémathèque française) date de façon erronée l’article au 7 mars 1958. Le Canard y consacre un grand article, 4 jours après une brève parue dans le quotidien Le Monde.
[2] Ernest Reynaud, alias R. Tréno, directeur de la publication du journal de 1953 à 1969
[3] Publié en 1934 à la Maison Coopérative du Livre (Paris), l’ouvrage de Blanche Maupas raconte son combat pour la réhabilitation de son mari, d’avil 1915, alors qu’elle contacte la Ligue des Droits de l’Homme, jusqu’au 20 janvier 1934 lorsque la Cour spéciale de justice militaire réhabilité les caporains de Souain : le caporal Théophile Maupas, le caporal Lucien Lechat, le caporal Louis Lefoulon et le caporal Louis Girard, fusillés pour l’exemple le 17 mars 1915.
Un fac-similé de l’ouvrage a été réimprimé aux Editions Isoète (Cherbourg) en 2002, augmenté d’une préface de Madeleine Réberioux et d’illustrations de Tardi.
[4] Le film est alors diffusé en Belgique, et sa réception fort houleuse, anime des débats dans la presse et dans la vie publique belge. Le film est en effet retiré des écrans dès le 28 février cf Catherine Lanneau, « Quand la France surveillait les écrans belges : la réception en Belgique des Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick », Histoire@Politique, 2/2009 (n° 8), p. 91-91.
URL : http://www.cairn.info/revue-histoire-politique-2009-2-page-91.htm
[5] Blanche Maupas meurt à l’âge de 78 ans, quatre ans plus tard, vraisemblablement sans avoir vu Les sentiers de la gloire
[6] Je n’ai pas trouvé trace, dans les archives personnelles de Stanley Kubrick, déposées à Londres, ni dans celles de la Bryna Productions (Wisconsin) de Kirk Douglas, de contact de la part de Blanche Maupas