Il peut sembler curieux d’envisager en premier lieu la réception, qui arrive traditionnellement en bout de chaîne. C’est qu’elle me paraît déterminante tant elle conditionne, bien en amont, l’intention et la conception même du message. La façon dont le spectateur peut recevoir avant-guerre les actualités est fondamentale : il n’est pas vierge de toute pratique visuelle et informative lorsque la seconde guerre mondiale éclate. Le rapport du spectateur aux actualités est affectivement lié à l’effet de réel produit par leur diffusion.
Par tradition, depuis les actualités filmées et les documentaires des années 1910-1920, « l’œil machinique est présenté comme œil véridique, impartial » : pendant la Grande Guerre, le public est « avide de découvrir les événements à travers les journaux d’actualité »[1]. Nombre d’éléments constitutifs des journaux filmés peuvent en effet contribuer à une perception objective des images projetées : la recherche annoncée de la vérité (voici ce qui se passe, voyez comme cela est), le reflet du réel (j’ai l’impression d’y être), l’absence (apparente) de scénario, l’absence d’acteur, le tout mis en scène par des procédés cinématographiques subtils voire insidieux.
D’autre part, dans les démocraties d’avant-guerre, la presse filmée est une presse d’information et non d’opinion à proprement parler. La décennie 1929-1939, avec l’arrivée du parlant, voit s’épanouir un véritable âge d’or de la presse filmée. Une période durant laquelle les actualités deviennent pour les classes populaires une source privilégiée d’information, voire leur unique fenêtre ouverte sur le monde. En France, la fiabilité et la sincérité des bandes projetées n’est alors pas mise en cause : sept journaux concurrents hebdomadaires garantissent une perception assez complète des événements filmés. Au reste, si le premier acte de censure cinématographique concerne, en 1909, une bande d’actualité[2], la presse filmée jouit d’une liberté certaine dans l’entre-deux-guerres. Alors que le décret de 1919 l’exclut des mesures de contrôle relatives au cinéma en général, le décret Herriot de 1928 la dispense de visa. Il faut attendre le décret Sarrault de 1936 qui contraint les responsables des journaux d’actualités à remettre au Ministère de l’Intérieur et à la préfecture de police « le programme détaillé des scènes composant le journal » avant qu’il ne soit projeté. Mais son application par les autorités de la Troisième République est assez libérale et peu répressive.
Enfin, le traitement de l’information en temps de guerre jouit d’une réputation plutôt favorable qui incite à la véracité. Les actualités de la grande Guerre n’ont jamais fait l’objet d’amalgame, par les contemporains, avec les « bobards » rapportés par la presse écrite qui ont fini par la discréditer[3]. De même la proximité de la guerre d’Espagne et son traitement à l’image n’ont pas sensiblement modifié la perception du public quant à la crédibilité des actualités couvertes par de nombreux reporters freelances[4]. La création même de salles spécialisées exclusivement réservées aux actualités dans les années 1930, les Cinéac, montre l’engouement pour le genre.[5] Cas extrême, jusqu’à la fin 1942, ces salles accueillent davantage de public en Allemagne que dans les salles de projection classiques.
Partie intégrante du spectacle cinématographique, la séquence d’actualités est attendue[6]. Elle est alors le seul moyen visuel de vivre les événements. La seconde guerre mondiale voit même fortement affluer les spectateurs : si 348 millions d’Italiens se déplacent en 1938, ils sont 477 millions en 1942. En France, les salles obscures, en ville comme en milieu rural, attirent 304 millions de personnes en 1943 contre 200 millions cinq années plus tôt.
Mais alors, l’impact visuel des actualités est-il uniforme sur le public ? Quelle lecture peut faire chaque spectateur de ce qu’il a vu des journaux filmés ? Cela est impossible à dire : l’historien ne dispose que de trop peu de bribes, d’impressions qui auraient pu être consignées dans des courriers, des journaux personnels. Le principe des sondages et autres enquêtes du genre, alors absents, ne nous renseignent pas davantage. Guère plus que quelque notules parues dans un quotidien. L’administration a parfois conservé des traces de réactions de spectateurs. C’est le cas dans les salles parisiennes de la France occupée en 1940 : des sifflements lors de la diffusion des actualités allemandes ont nécessité des mesures de la part des autorités. Et encore en 1943, dans le contexte du STO, les chahuts et manifestations, tues entre 1941 et 1942, font leur retour lorsqu’à l’image apparaissent des collaborationnistes. Si pour Laurent Véray « le film de propagande ne vise pas les convaincus, mais les indécis »[7], Laurent Gervereau semble plus réservé sur la réception et la lecture critique que pourrait faire le public en évoquant une « cécité du spectateur » :
« toute une tendance importante de la photographie au 20ème siècle et des reportages filmés cherchent à mener le spectateur “au plus près”, pour quasiment lui faire “sentir la poudre”. Cela a imposé une véritable mythologie du reporter de guerre. […] Alors quelle perception fiable pour le spectateur, en dehors du spectaculaire des explosions ou de l’horreur des “dommages collatéraux” ? La compréhension de la guerre en images n’est-elle pas toujours rétrospective ? »[8]
[1] VERAY (Laurent), « Documentaire », Dictionnaire mondial des images, ss dir GERVEREAU (Laurent), Nouveau Monde éditions, 2006, p 302
[2] cf MONTAGNE (Albert), « Droit et libertés publiques. Les actualités filmées ont enfanté la censure du cinéma français en 1909 », Les cahiers de la cinémathèque, n°66 « Les actualités filmées françaises », Institut Jean Vigo, juillet 1997, p 83-90
[3] cf VERAY (Laurent), « La représentation de la guerre dans les actualités françaises de 1914 à 1918 », 1895. Revue d’histoire du cinéma n°17, décembre 1994, p 3-52
[4] Patrizia DOGLIANI distingue les « reporters de guerre », observateurs d’un conflit, des « reporters en guerre », acteurs d’une cause, envoyés par les autorités militaires avec instructions (« Guerre mondiale. Deuxième guerre mondiale et sa postérité en images », Dictionnaire mondial des images, op. cit., p 447-450)
[5] Une trentaine de salles ouvrent de 1931 à 1940 à Paris (7 salles), Marseille, Toulouse, Lille mais aussi Bruxelles, Anvers, Amsterdam, Athènes, Varsovie… offrant des projections permanentes d’une durée moyenne d’une heure. Cf MEUSY (Jean-Jacques), « Cinéac, un concept, une architecture », Les cahiers de la cinémathèque n°66, op. cit., p 93-121
[6] Une enquête menée par des sociologues dans les villes d’Allemagne de l’Ouest montre qu’en 1957-1958 encore, 82.5% des gens interrogés sont satisfaits du contenu des actualités et que 78%, s’ils les avait manquées en arrivant en retard, restaient à la séance suivante. [PUISEUX (Hélène), « Du rite au mythe : les actualités », CinémAction n°65, 1992, p 96-104]
[7] VERAY (Laurent), « Documentaire », Dictionnaire mondial des images, op. cit., p 303
[8] GERVEREAU (Laurent), Montrer la guerre ? Information ou propagande, Scéren-CNDP / Editions Sept, 2006, p 53