1938 – La Marseillaise… quand un film en cache un autre

Carte blanche de Claude ROBINOT

LA MARSEILLAISE

Film de Jean Renoir (1938)

« Attention un film peut en cacher un autre »

« Le commerce cinématographique classe les film en deux catégories : les films modernes et les films historiques. Les films modernes sont ceux qui prétendent se passer de notre temps. Les films historiques sont ceux qui prétendent se passer avant. […] Quitte à me faire beaucoup d’ennemis je ne crois pas beaucoup à cette classification. […] Aussi, le propose une grande simplification, c’est de réduire ces deux catégories en une seule et déclarer que les films ne doivent être  ni « historiques » ni « modernes », mais tout simplement actuels. »

Jean Renoir, Dossier de presse de La Marseillaise, cité par Jean-Loup Bourget, L’histoire au cinéma, page 130 Découvertes Gallimard, 1992.

 

Présentation 

Le film de Jean Renoir est en apparence un film historique, « un film en costume » sur l’épopée des volontaires marseillais venus à Paris en 1792, pour rejoindre l’armée du Rhin. Derrière cette narration, le cinéaste dont le projet a été soutenu par le parti communiste et la CGT, parle surtout de la France des années 30 et du Front populaire. Le projet initial était encore plus ambitieux que la version réalisée et le clin d’œil au temps présent plus appuyé. Dans le premier scénario, Renoir avait imaginé de présenter les années précédant la Révolution, en de courtes séquences, avec titres et commentaires, comme dans les actualités cinématographiques de l’époque.

Nous avons donc choisi de monter six extraits du film pour les analyser et montrer comment derrière les apparences d’un récit historique centré sur les années 1789-1792, Jean Renoir parle aux spectateurs de son temps de la France du Front populaire.  Les journaux de droite ne s’y tromperont pas en faisant un mauvais accueil au film.

 

Premier extrait : « Les galères pour un pigeon »

Scénario : (description de la séquence)

Cabri, paysan sans terre est arrêté par les gardes-chasse du noble local pour avoir braconné sur ses terres. Il est déféré devant le tribunal seigneurial pour être jugé. Sont aussi convoqués des laboureurs comme témoins et  Paul Giraud, petit bourgeois et maire du village.  Paul Giraud refuse de s’associer au noble pour condamner le paysan, il trouve que la peine est injuste disproportionnée. Grâce à la complicité des témoins l’accusé parvient à s’échapper par la fenêtre.

Thème historique abordé :

Jean Renoir illustre la revendication mainte fois transcrite dans les cahiers de doléances paysans : abolition du droit de chasse réservé aux nobles, destruction les pigeons élevés par les privilégiés qui viennent manger les cultures (droit de colombier).

Interprétation

Dès 1935,  Le parti communiste a recherché l’alliance avec les socialistes et les radicaux en mettant de côté son programme révolutionnaire. La petite bourgeoisie de province,  attachée à la république et  qui vote pour le parti  radical ne doit pas écouter le discours de la bourgeoisie capitaliste qui agit contre ses intérêts.  L’alliance des classes moyennes et des travailleurs qui se traduit dans la victoire électorale  du Front populaire. Paul Giraud, le personnage du film  est le représentant de ce radicalisme républicain à qui on ne la fait pas. Il préfère s’allier au peuple, plutôt que de défendre les privilégiés.

 

Deuxième extrait : L’assemblée des citoyens du port de Marseille

Scénario : (description de la séquence)

Octobre 1790, la révolution a triomphé, l’heure est à l’organisation des nouveaux pouvoirs. Sur le port de Marseille et dans la ville se tiennent des assemblées de citoyens qui discutent des mesures à prendre. Parmi elles, l’établissement d’un impôt pour tous et les mesures à prendre pour assurer la sécurité publique.

Thème historique abordé :

Les oppositions politiques entre les diverses tendances (monarchistes, libéraux, patriotes) qui  à la Constituante où dans les clubs politiques discutent des mesures à prendre pour « régénérer  la France » comme on disait à l’époque.

Interprétation :

Le personnage du « docker » du port de Marseille qui s’exprime dans l’assemblée  prononce les paroles suivantes : « Nous portefaix du port de Marseille, travailleurs disciplinés et ennemis de la violence, nous qui avons arrêté la révolte quand la populace voulait saccager la maison du fermier Rebuffet, nous flétrissons les lâches attentats contre la tranquillité publique, par lesquels les réactionnaires marquent leur dépit de la victoire du peuple ». Il s’agit là d’un bel exemple d’anachronisme, le vocabulaire et le ton son plus ceux d’un militant de la CGT que d’un révolutionnaire de 1790. Le sens du discours est aussi en décalage. Il se présente comme un partisan de l’ordre et de la discipline, pour lui la violence résulte d’un complot des réactionnaires contre le peuple. On sait que pendant la révolution, les violences populaires ont été nombreuses et parfois encouragées par une partie des Jacobins. Le « docker-portefaix » exprime la position de la CGT et du Parti communiste qui accuse les partis de droite et les ligues fascistes d’être responsables des troubles et de la violence, alors qu’à l’inverse, les partisans du Front populaire veulent réformer la France de manière pacifique et ordonnée.

 

Troisième extrait : Une discussion entre les émigrés de Coblence

Scénario : (description de la séquence)

Dans un hôtel  de Coblence, des aristocrates français opposés à la révolution discutent de la situation politique. Une partie d’entre eux  espèrent que la guerre déclarée entre la France et le roi de Prusse leur permettra de rétablir la monarchie absolue. D’autres, tout en étant hostiles à la Révolution hésitent à soutenir des armées étrangères qui envahissent leur propre pays.

Thème historique abordé :

Le patriotisme et la guerre révolutionnaire. La reconquête du pouvoir doit-elle se faire au prix d’une guerre civile appuyée par des puissances étrangères ? La Révolution doit-elle porter ses idées au-delà de ses frontières en utilisant les forces armées.

Interprétation :

Dès le début de la séquence une aristocrate proclame : « Moi c’est bien simple, j’adore les Prussiens, depuis le jour béni où j’ai appris qu’ils marchaient avec nous, je cherche partout à les acclamer…. vive la Prusse et les Prussiens » Ce dialogue censé  traduire les sentiments de la noblesse émigrée depuis la déclaration de Pillnitz (27 août 1791) évoque en fait la situation de l’Europe depuis la prise du pouvoir par Hitler en 1933.  Une partie de la droite française,  hostile au front populaire qu’elle soupçonne de faire le jeu de l’URSS,  regarde le chancelier nazi avec sympathie. Pour eux, le mal absolu  c’est la Révolution bolchévique, donc ils disent ouvertement : « plutôt Hitler que Staline ». Le monarchiste catholique marseillais, réfugié en Prusse répugne à s’appuyer sur des forces étrangères parce que : « le linge sale se lave en famille ». Il traduit les sentiments d’une partie de la droite française qui, malgré son refus du Front populaire, considère que l’Allemagne d’Hitler reste la menace la plus dangereuse. Cette division de l’opinion se traduira sept mois après la sortie du film à l’occasion de la conférence de Munich. Les munichois veulent céder à Hitler pour sauver la paix, les anti munichois pensent qu’il faudra e passer par la guerre. L’opinion française, à droite et à gauche est divisée par cette question.

 

Quatrième extrait : Les volontaires de 92

Scénario : (description de la séquence)

Avril 1792, des réfugiés fuyant l’avance des troupes austro-prussiennes qui ont envahi le nord de la France, passent devant deux volontaires. Une discussion s’engage, les soldats expriment leur méfiance vis-à-vis de La Fayette et des officiers nobles qu’ils soupçonnent de mollesse ou de trahison.

Thème historique abordé :

L’armée des volontaires de 1792, expression de la volonté nationale. Ces soldats mal équipés, mal formés et mal commandés remportent contre toute attente la victoire de Valmy.

Interprétation :

La saveur de cette séquence tient surtout à l’interprétation des deux comédiens,  Gaston Modot qui joue le rôle du tonnelier normand et Julien Carette le peintre parisien La gouaille et l’accent parigot de ce dernier est un clin d’œil envers les spectateurs qui ont apprécié l’humour du « petit village des Batignolles ». Le but de cette mise en scène est d’asseoir le côté populaire et « prolo » des deux personnages. Volontaires et courageux ils font confiance aux chefs révolutionnaires et se méfient de « l’esprit de classe des officiers ». Cette préoccupation recoupe la méfiance que les partisans du Front populaire nourrissent à l’encontre de l’armée et des officiers qui leur sont très hostiles, voire antirépublicains. La gauche les soupçonne même de préparer une action de force contre le gouvernement.

 

Cinquième extrait : Bagarre sur les champs Elysées entre monarchistes et patriotes

Scénario : (description de la séquence)

Les volontaires marseillais sont invités à un banquet patriotique donné  en leur honneur sur les Champs-Élysées. Ils doivent intervenir pour défendre un groupe de parisiens issus des milieux populaires agressés par des aristocrates royalistes.

Thème historique abordé :

Les tensions politiques qui parcourent la capitale au printemps et l’été 1792. La présence de volontaires de province exaspère les partisans de la monarchie qui ont peur que cette présence armée soit utilisée contre le roi et l’assemblée législative.

Interprétation :

Cet épisode n’a aucun fondement historique, même s’il reste crédible dans le contexte des journées de  1792. L’enjeu de cette séquence est purement contemporain, il s’agit pour Renoir de dénoncer la violence des ligues d’extrême droite fascistes et royalistes qui faisaient régulièrement le coup de poing avec les militants des partis de gauche. Les aristocrates du film, dans leur jeu hystérique, sont une caricature des croix de feu, jeunesses patriotes ou camelots du roi attaquaient les « salopards en casquettes » c’est-à-dire les ouvriers communistes et socialistes à qui ils disputaient le contrôle de l’espace public. Le Front populaire prononcera la dissolution de ces ligues factieuses très actives depuis le 6 février 1934.

 

Sixième extrait : L’arrivée des  volontaires marseillais à Paris

Scénario : (description de la séquence)

Paris est en effervescence, les régiments de volontaires de tous les départements montent sur Paris où ils font étape avant de rejoindre l’armée des frontières pour défendre la patrie en danger. Avec les Bretons les Marseillais sont l’un des contingents les plus nombreux. Ils parcourent les rues en chantant le chant de marche de l’armée du Rhin qui deviendra la Marseillaise

Thème historique abordé :

Le camp militaire de Paris, le roi et l’assemblée législative avaient refusé aux Bretons et aux Marseillais d’entrer dans la capitale, redoutant que leur présence serve à renverser « Monsieur veto ».

Interprétation :

Cette scène, ainsi que celle de la prise des Tuileries, a pour unique motif d’incarner l’unité nationale. Les Français  sont divers, quoi de plus opposé que les Bretons et les Marseillais, pourtant ils sont rassemblés dans une volonté unanime et partagée dont le symbole est l’armée de la nation et son hymne tout de suite adopté. Renoir a voulu par la mise ne scène, les mouvements de caméra et le montage donner un élan et une force à l’idée nationale. Des sentiments qu’il partage et auxquels il sacrifié en combattant comme aviateur pendant la première guerre mondiale.

 

Note finale à l’attention des professeurs

Cette étude peut être réalisée avec des élèves de lycée bien qu’elle soit difficile et ambitieuse. Des lycéens qui sont rompus à l’analyse filmique dans le cadre  des options audiovisuelles et ceux qui ont une connaissance suffisante de l’histoire du Front populaire pourront en tirer le meilleur parti. Pour d’autres, dont les compétences et les savoir-faire sont moins assurés peuvent se contenter d’étudier une ou deux séquences au choix du professeur. Dans ce cas il faudra contextualiser pour expliquer le rôle d’un film de commande et pour démontrer que tous les films dits « historiques » parlent d’abord de l’époque où ils ont été produits. 

 Claude ROBINOT

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  2. [...] 1930 (Le triomphe de la volonté, La vie est à nous, Scipion l’Africain, Alexandre Nevski et La Marseillaise). Le choix de l’époque aurait pu être différent, mais celle-ci est plutôt bien connue de [...]

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